La perspective anthropologique linguistique qui considère le langage comme une forme d'action et la parole comme organisant la vie sociale (Duranti 2011) est au cœur de la compréhension de la relation entre le développement du langage chez l'enfant et l'expérience quotidienne. Cette approche part du principe que le langage est un moyen crucial pour inculquer et transformer la compétence socioculturelle tout au long de la vie (Schieffelin & Ochs 1986).
Dans cette étude, les interactions sociales au cours de la lecture partagée de livres dans les données longitudinales mère-enfant ont été analysées pour trouver comment adultes et enfants coordonnent modes de communication, actions, et objets de l'environnement pour construire leurs connaissances du monde et leurs compétences de sujet-énonciateur.
Deux enfants français et deux enfants anglais de classe moyenne supérieure ont été filmés une fois par mois dans leur environnement familial entre 1 et 5 ans. Nous nous sommes concentrées sur les situations de lecture de livres telles qu'elles se présentaient naturellement lors de nos enregistrements vidéo et sur le déroulement de scripts ritualisés multidimensionnels associant un objet (le livre), des actions de manipulation et des pratiques langagières plurisémiotiques (regard, expressions faciales, gestes, parole). Nous avons identifié deux types d'activités initiées par les adultes dans les situations de lecture de livres en fonction de leur multimédialité : 1) le support visuel fourni par les images est utilisé pour faire des descriptions et poser des questions complétées par le pointage pour guider les enfants dans la construction de leur lexique et les aider à créer des relations entre les personnages et les événements ; 2) la modalité vocale est utilisée pour raconter des histoires et construire les compétences narratives des enfants.
Mais la lecture d'un livre offre également aux adultes l'occasion de naviguer entre la réalité (l'expérience de la vie quotidienne des enfants) et la fiction (les événements et les personnages dépeints par les images et le texte). Ces changements constants suscitent à la fois des discours distaux et des commentaires affectifs. Les situations de lecture de livres peuvent ainsi renforcer la capacité des enfants à se positionner subjectivement en utilisant tous les moyens sémiotiques dont ils disposent.
Nos analyses approfondies des données interactives longitudinales mettent donc en évidence l'hybridité des productions langagières dans les situations de lecture de livres qui combinent le texte lu avec le discours spontané, les récits fictifs et les expériences quotidiennes. Ces productions hybrides permettent aux adultes de transmettre du lexique, de la morphologie, de la syntaxe, des gestes co-verbaux et des expressions faciales spécialisés. Les enfants sont également progressivement socialisés à une grande variété de pratiques culturelles à mesure qu'ils établissent des parallèles entre la vie des personnages et leur propre vie quotidienne.
Duranti, A. (2011). Linguistic Anthropology: The Study of Language as a Non-Neutral Medium. In The Cambridge Handbook of Sociolinguistics. Raj Mesthrie, ed. Pp. 28-46. Cambridge, MA: Cambridge University Press.
Schieffelin, B. B. & Ochs, E. (1986). Language Socialization. Annual Review of Anthropology 15, 163-191.