L'analyse que nous souhaitons proposer s'insère dans le cadre d'une réflexion générale sur la modalité de réélaboration et réutilisation de l'expérience vécue, en fonction des différents contextes d'actualisation. L'objectif est de s'interroger sur la place du langage dans la reconstruction du vécu et la transmission d'une mémoire des événements à travers l'expression de mémoires individuelles.
Plus précisément, il s'agit d'étudier l'opération de mise en discours et de reconstruction de la mémoire dans un type d'interaction spécifique : l'entretien de témoignage réalisé par l'institution muséale afin d'enrichir les archives orales collectées à des fins patrimoniales.
Notre analyse portera notamment sur les témoignages des résistants collectés par le musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin, institution qui « porte les voix et les récits de celles et ceux qui ont résisté, et pose la question centrale de l'engagement, au cœur d'un monde en guerre. » (https://www.museeliberation-leclerc-moulin.paris.fr/).
Grâce à l'application des outils conceptuels et méthodologiques de l'analyse du français parlé en interaction, nous essaierons d'observer les stratégies mobilisées par les témoins pour verbaliser les expériences vécues et nous nous intéresserons en particulier aux traces discursives de l'opération de reformatage et réélaboration du vécu qui manifestent l'orientation permanente des locuteurs.trices envers l'instance de réception.
En effet, au-delà des variations de statut du témoin, de ses traits identitaires, du scénario imposé par l'intervieweur.euse (dont l'action peut être plus ou moins intrusive), l'observation des données révèle très globalement la récurrence de commentaires et de gloses introspectives par lesquelles les loucuteurs.trices montrent un retour réflexif sur les événements du passé et font émerger parfois les déformations du souvenir dues à l'interférence d'épisodes biographiques ou aux récits de l'événement en provenance d'autres sources. Le récit de l'expérience vécue, qui se nourrit du regard rétrospectif du locuteur, offre donc, par moments, une réinterprétation des événements du passé qui se manifeste, entre autres, sur le plan métalinguistique. Le filtre exercé par les événements successifs conduit, par exemple, certains témoins à réfléchir sur la signification et l'usage de signes linguistiques tels que « zone libre », « Résistance », « résistants » ou « terroristes », par rapport aux emplois dominant dans la société contemporaine. Nous nous interrogerons donc sur les formes linguistiques (type d'énoncés, présence de modalisateurs épistémiques ou de marqueurs spécifiques, etc.) et les fonctions (justification, déconstruction des idées reçues, etc.) de ces configurations discursives spécifiques, compte tenu du rôle exercé par la voix et le corps du témoignant, « trace matérielle de l'événement » (Dulong, 1998 : 186).
Références bibliographiques
Descamps F., de Préneuf J. et al. (éd.), 2006, Les sources orales et l'histoire. Récits de vie, entretiens, témoignages oraux, Éditions Bréal.
Dulong R., 1998, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en sciences sociales.
Vandenbussche R. (éd.), 2013, Mémoires et représentations de la Résistance, Lille, Publications de l'Institut de recherches historiques du Septentrion.
Traverso V., 2016, Décrire le français parlé en interaction, Paris, Ophrys.
Wieviorka A., 2013 [1998] L'ère du témoin, Fayard/Pluriel.